La cachette
Rue Gay-Lussac la visibilité est réduite à une quinzaine de mètres. A tel point que Jacques est obligé d’expédier ses pavés au jugé. De temps en temps, il reprend son souffle pour crier : « CRS SS !!!! » à pleins poumons. Ou bien, pour changer « Ouvriers, étudiants, même combat ! ». Cependant chacune de ces manifestations verbales, il la paye d’une grosse quinte de toux provoquée par les gaz lacrymogènes. Autour de lui, ses copains de fac font preuve d’une belle productivité, essayant même de relancer les fumigènes sur « ces salauds de flics ». Mais de même qu’un ouvrier à la chaîne a besoin d’instants de repos, une crampe au bras droit oblige régulièrement Jacques à une pause syndicale. Ce qui ne l’empêche pas de hurler : « A bas les patrons, non aux cadences infernales ».
A un moment, la chaîne d’approvisionnement manque de pavés. Les camarades n’en trouvent plus. Déçu par ce chômage technique forcé, Jacques s’assied sur le capot d’une voiture qui n’a pas brûlé, Marx sait pourquoi ! Il a des oursins dans les yeux. Il se les frotte énergiquement, sans résultat.
- Qu’est-ce que ça veut dire « cadences infernales ? »
Jacques se retourne : une pâle blondeur émerge de la fumée grise. Sa jupe bleue est sage comme un jour sans manif.
De surprise, Jacques en lâche le précieux pavé qu’il avait réussi à dénicher.
- Qu’est ce que tu fous là, toi ? T’es pas française !
- Je étudie à la Sorbonne et je faire un article pour mon université.
En guise de laisser-passer, elle pointe l’écusson UCLA, cousu sur sa veste.
- T’es folle où quoi ? On n’a plus de munitions, ils vont charger, ces porcs ! Planque-toi.
- « Planque-toi », c’est quoi signifier ?
- Merde, tu piges rien ! Taille-toi, je te dis. Va te cacher !
Jacques avait lancé ces derniers mots avec la vitesse et la force d’un projectile. Choquée, l’américaine hésite une seconde. C’est juste à ce moment que la houle noire des CRS s’élance pour submerger la petite barricade. Jacques a tout juste le temps de tirer UCLA par la main. Il l’entraîne rue Victor Cousin. Là, l’ambiance est plus calme. Quoique…
- Putain, des flics en civil ! Il faut nous planquer… Nous cacher quoi.
D’alerte en alerte, ils se retrouvent rue de La Huchette. Jacques prend une grande respiration, comme pour évacuer toute cette fumée de ses poumons. Il lui lâche la main. C’est vrai qu’elle est belle comme une Cadillac modèle 68, avec des pare-chocs tout aussi avantageux.
- Il faut encore cacher nous ?
Ah, cette voix ! Cet accent surtout. Et cette carrosserie ! Un grand frisson le traverse. Encore plus fort qu’au moment de la charge des CRS. Le coup de foudre au lieu du coup de matraque. Jacques lui reprend la main et l’entraîne à l’abri discret d’une porte cochère. Il prend le parti d’en rajouter.
- Oui, oui, il faut être très prudents. Ici, « ils » ne nous trouveront pas.
- Nous sommes bien en sécurity ?
La barbe drue et noire se retrouve contre la peau couleur de lait survitaminé.
- Mais… vous… quoi tu fais ?
- Moi ? Il faut nous cacher, non ? Alors je cache ma langue dans ta bouche.