Le silence des battoirs
<p class="font_8">C’est au troisième coup de l’angélus que Félicie apparut. Instantanément, le geste des femmes resta suspendu, figé en l’air pendant un long moment… Ce n’est que peu à peu que les battoirs des trois lavandières retombèrent sur le linge mouillé. En silence. Un silence qui valait toutes les exclamations d’une stupeur indignée. Blanche, Emeline et Céleste avaient profité de ce début de printemps pour commencer la grande lessive. Elles avaient sorti draps et savon de Marseille, redonnant au lavoir de la petite ville la vie qu’il avait perdu pendant les mois d’hiver. Mais les vigoureuses frappes sur le linge n’étaient pas le seul bruit qui réveillait ce lieu. On aurait dit que, après de longs mois d’hibernation, les langues des trois femmes s’activaient, encore plus que leurs mains qui pétrissaient le linge avec une efficace brutalité. En effet, depuis les semailles et la Noël, le bourg semblait s’être assoupi. Avec le mauvais temps, les rencontres s’étaient faites plus rares et, veillées et offices mises à part, chacun se tenait chez soi, le plus près possible de la cheminée. Cependant, ce n’était pas aux veillées que Blanche, Emeline et Céleste pouvaient vraiment parler « entre femmes », laisser libre cours à leurs commérages. Tout en écoutant les histoires d’Henri, dit « le Conteur » ou les notes diffusées par l’accordéon de Monsieur Victor, l’instituteur, chacune, en silence, donnait de l’aiguille pour broder ou ravauder draps et vêtements. Et ce n’était pas non plus à la sortie de l’office que les langues pouvaient se délier totalement. Réunies sous le caquetoir de l’église solognote, à l’abris des ondées, les trois femmes ne se sentaient le droit que de parler de la pluie et du beau temps. Impossible d’évoquer, entre autres, la Félicie et ses mauvaises mœurs, la Félicie couverte de honte et que l’on ne reverrait plus. C’est pourquoi, en ce mois de mars, la frustration était très grande : il y avait énormément de commérages à rattraper. Mais au lavoir, les langues maintenant arrêtées net dans leur élan, restaient muettes dans les bouches que l’étonnement arrondissait. Les trois femmes jetaient des regards réprobateurs à la Félicie. Celle-ci était domestique au château. Au château de monsieur le Baron. Dans la paroisse, tout le monde connaissait bien le Baron Eugène de Peusanfaut. Il était maire depuis vingt ans. Les bruits couraient qu’en vieillissant, il s’intéressait de très près aux jeunes filles à son service. D’après la médisance villageoise, Félicie aurait reçu les hommages du Baron. On disait que, pour cette raison, Madame la Baronne l’avait renvoyée, il y avait cinq mois de cela. Depuis, personne n’avait entendu parler de la petite bonne. Inutile de dire que son sort faisait l’objet de toutes les supputations de Blanche, Emeline et Céleste. Il était notoire qu’ Eugène de Peusanfaut voulait absolument savoir ce que pensait de lui ses administrés, et la jolie Félicie passait pour être « l’oreille du château » au lavoir, ce « temple de la médisance », comme le surnommait le Baron… C’étaient tous ces faits et rumeurs qui expliquaient la stupéfaction des trois battoirs. Nullement décontenancée, par l’émotion que son apparition avait produite, Félicie déposa souplement sa pile de linge sur le bord de l’eau, installa un coussin dans sa caisse de lavandière, sur lequel elle s’agenouilla et leva haut son battoir. Au moment de porter le premier coup sur le drap, elle suspendit son geste. Regardant bien en face les trois commères, elle leur décocha un sourire pointu comme une aiguille : Ma petite Eulalie va bien, merci ! Monsieur Eugène est ravi. Le coup de battoir de Félicie se fit entendre jusqu’au château.</p>