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Place nette

Ah, il ne sera pas dit que cette poêle allait lui résister longtemps ! Foi de Pilar, je t’aurai. Pilar vida l’eau déjà tiédie qui baignait le ventre de l’ustensile culinaire, ajouta une resucée de liquide à vaisselle et réattaqua les restes d’aliments avec une vigueur renouvelée. A la pensée d’Agnès, ses forces décuplèrent. Ah, la garce, saleté de femme !

La radio diffusait une chanson de son pays, une musique mélancolique qui aurait dû lui calmer les nerfs. Elle pensa à ses parents restés en Espagne auprès de son frère. Pour la première fois depuis bien longtemps, comme une couleuvre froide ondulant le long de sa jambe, le mal du pays montait en elle. Tout ça à cause de son mari, le beau Jean-Paul qu’elle avait connu sur la plage d’Alicante pendant des vacances estivales. Ce Jean-Paul ! Oui, ce Jean-Paul qui la trompait avec Agnès. Histoire archi-classique de la jeune secrétaire qui attire le mâle quinquagénaire comme la muleta attire le taureau. Mierda ! Il mériterait que je plaque tout ! Pilar releva la tête, s’essuya le front d’un revers de sa main droite et abandonna un instant le tampon Jex. Ah, il allait voir, elle était décidée à faire place nette, comme lorsqu’on balaye la plaza de toros pour effacer toute traces du combat sanglant.

« A la demande générale, nous vous offrons une autre version de ce grand succès espagnol des années soixante… » Une deuxième chanteuse succéda à l’animateur et la musique inonda et la cuisine et l’esprit de la « ménagère ». Heureusement qu’elle avait ses trois enfants. Ils avaient toujours été de son côté. Elle était sûre qu’ils le resteraient dans cette épreuve. Et si elle les emmenait en Espagne ? A Madrid ? En tous les cas, il le méritait, ce salaud de Jean-Paul. Pourquoi accepter cette humiliation, sans réagir ? Oui, le plaquer, au moins pour quelques temps. Qu’il se débrouille avec la maison, avec sa vaisselle. Le tsunami de rage faillit détruire le plat en vieux Limoges, offert par sa belle-mère pour leur mariage.

Et cette belle-mère ! Tout miel et turron par devant, mais tout vinaigre de Xeres par derrière. Elle n’entendrait plus ces : « Ma chère Pilar » par-ci et « Encore merci Pilar » par-là. Ah, la regarder droit dans les yeux avant de lui donner l’estocade finale du matador. Comme ce serait bon ! A la pensée des applaudissements des aficionados, un sourire triste fit se plisser les pattes d’oie autour de ses paupières.

Maintenant elle était décidée, ça ne pouvait plus durer ! Elle défit son tablier et le jeta sur la table de la cuisine. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle aperçut un papier maculé d’une écriture rapide : « Pilar, je te quitte, je t’expliquerai plus tard. Jean-Paul.» La feuille retomba au moment où s’égrainaient les dernières notes de la chanson « Porqué te vas ? » *
* Pourquoi pars-tu ?

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