Fidélité à la carte
Rendez-vous… D’habitude, son excitation tombait au retour de l’hypermarché. Mais ce jour-là, Edith Lecœur était encore palpitante de ses courses. Son manteau Burberry toujours sur le dos, elle avait beau scruter de toutes les façons possibles le verso du ticket de caisse, celui-ci refusait obstinément de lui livrer plus que ces deux mots : Rendez-vous. Même en faisant varier la distance entre ses yeux et le bout de papier maintenant taché par la sueur de ses mains, son regard de myope n’arrivait pas à accommoder de façon suffisamment précise. Il faut dire qu’un léger tremblement du ticket ne facilitait pas le déchiffrement et les lettres, si bizarrement formées, continuaient leur danse au sein d’une sorte de brouillard. Danse orientale, pensa-t-elle avec un demi-sourire. Tout en se reprochant vertement de n’avoir pas encore changé ses lunettes, elle plia en deux le bout de papier, long de toutes les courses de l’après-midi, le rangea soigneusement dans son portefeuille et s’attaqua au rangement des provisions qui transformaient la cuisine en réserve de supermarché.
- Quand est-ce qu’on mange ?
L’appel résonna comme celui d’un fauve affamé et la ramena immédiatement sur terre.
- Laisse-moi une petite demi-heure, mon chéri. Je te décongèle mes ris de veau que tu aimes tant. Tu sais, il y avait tellement de monde aux caisses !
Un grognement d’insatisfaction fut la seule récompense de ses efforts.
Après le dîner, comme d’habitude, son mari s’était endormi devant la télévision. Comme d’habitude, elle l’avait réveillé et, les jambes lourdes, il s’était affalé dans la couche conjugale… Assise devant sa coiffeuse, Edith Lecœur fermait ses oreilles aux assauts des ronflements. Il a encore trop mangé, c’est ma faute je ne devrais pas lui cuisiner d’aussi bons petits plats. Surtout le soir. Elle se passa le démaquillant sur un visage qu’elle estima toujours jeune, surtout si elle le comparait à celui de son amie Véronique, pourtant de cinq ans sa cadette. Et si Véro, avec sa peau toute jaune pour avoir trop fumé, avait réussi à se trouver un amant, pourquoi elle, Edith, ne pourrait-elle pas plaire à un homme ? Oui, pourquoi ?…
Au début de leur mariage, Edouard était très amoureux et leur union avait, rapidement, engendré deux beaux enfants. Un garçon puis une fille qui étaient tous les deux étudiants à Paris. Mais les dîners intimes à Rouen s’étaient, petit à petit, espacés pour finir par disparaître complètement. Sans doute était-ce la faute du travail tellement absorbant de son mari qui avait été coopté au comité exécutif de sa société… Et si elle demandait à Véro de lui « traduire » le ticket de caisse ? Allait-elle oser ? Elle se glissa sous les draps, le plus loin possible du ronfleur.
Malgré les boules Quiès, le sommeil se refusant à elle, elle lâcha la bride à ses pensées. Après le départ des enfants, elle avait commencé à courir les magasins. Pas tellement les boutiques de mode que fréquentaient ses amies. Plutôt les hypermarchés. Elle s’était mise dans l’idée de cuisiner à son époux de « bons petits plats » dont elle pouvait trouver tous les ingrédients, même les plus rares, dans les grandes surfaces. Elle avait donc délaissé les boutiques bourgeoises du centre ville pour arpenter les couloirs sans fin des Leclerc, Auchan et autres Carrefour de sa région. C’était comme si la disparition de l’appétit charnel d’Edouard lui avait, par compensation, ouvert un très grand appétit d’achats. A l’exemple des ouvrières de la société de son mari, elle guettait maintenant les promotions, les anniversaires et autres attrape-clientes si fréquents de nos jours. Ce genre de publicité à peine déposé dans sa boîte à lettres faisait immédiatement monter sa fièvre acheteuse. Son portefeuille se peuplait régulièrement des innombrables bons de réduction, coupons divers, « points bonus » et cartes de fidélité, que les grands distributeurs offraient si généreusement à l’avidité du peuple des ménagères. Enfin fatiguée et pensant aux deux mots magiques Rendez-vous, elle aborda au pays des achats gratuits.
- Allons, Edith, calme-toi un peu et raconte-moi comment ça s’est passé.
La bouche carminée de Véronique ne pouvait s’empêcher de sourire en posant la question. Elle avait refusé tout net un rendez-vous à la cafétéria du centre commercial, mais accepté de voir Edith à son salon de thé habituel du centre ville.
- Tu sais que j’ai toujours été fidèle à Edouard…
- … Même s’il ne s’occupe pas beaucoup de toi…
- Oui, mais je compense avec les courses. C’est mon Eros à moi. Quand j’entre dans un centre commercial, je frissonne.
- C’est sans doute à cause du froid des rayons surgelés… Tu ne vas pas me dire que tu tromperais ton mari avec Monsieur Bricolage ?
Aux mots « tu tromperais ton mari », Edith plongea les yeux dans sa tasse.
- Non Véronique, ne ris pas ! Tu ne peux pas comprendre. Pour toi, c’est différent. Tu sais qu’il y a un nouveau Dino, Dino le dinosaure qui pulvérise la vie chère. Mais si, il s’est ouvert le huit septembre à Mont Saint Igor. Ils m’ont envoyé pour trente cinq Euros de bons de réduction. Tu penses bien que je n’ai pas voulu rater l’ouverture. J’espère avoir droit un jour à leur carte de fidélité Dino Gold VIP. Mais ils disent qu’ils n’en accorderont que vingt par an. Ils veulent la réserver à une élite très restreinte.
- Ne t’en fais pas, tu l’auras vite ta carte ; ce n’est jamais qu’un morceau de plastique doré, non ? Les dents impeccablement alignées de Véronique attaquèrent un gâteau sec. Mais raconte-moi plutôt comment tu l’as rencontré, ton mystérieux soupirant.
Après un reste d’hésitation, Edith se lança. Sans s’arrêter une seconde : comme c’était le jour de l’ouverture, une foule agressive était montée à l’assaut des gondoles. Son chariot heurtait sans cesse celui des autres clientes. Dans cet immense champ de bataille, ne connaissant pas l’emplacement des produits, elle avait passé un temps inhabituel pour ne rien oublier et était déjà très en retard pour préparer le dîner d’Edouard. Tout en manœuvrant péniblement son caddy surchargé, elle considérait avec désespoir les queues qui serpentaient devant les caisses. Interminables.
- Je peux faire quelque chose pour vous ? lui avait demandé un messie en blouse Dino.
Ce regard ! Quel magnétisme ! Quelle profondeur ! Elle en était restée statufiée. Le grand frisson. Rien à voir, même avec celui des plus belles promotions. Avant qu’elle ait eu le temps de dire « oui », il lui avait ouvert une caisse et commencé le défilé des produits sur le tapis roulant. Dans un état proche de l’hébétude, elle se souvenait seulement qu’il s’était saisi du ticket pour griffonner quelques mots au dos de celui-ci. Comme elle ne bougeait pas, il lui avait remis le bout de papier dans la main avec une chaude pression qui, pour Edith, valait les plus belles déclarations du monde. Elle avait dû bredouiller un vague « merci ». Jamais elle n’avait poussé aussi vite un chariot aussi pesant.
- Hier je suis retournée effectuer ma petite enquête auprès des caissières et j’ai appris qu’il s’appelait Hamed et qu’il était responsable du rayon charcuterie de Dino. Tu te rends compte, lui, un musulman !
- Au moins, ils peuvent être sûr qu’il ne volera pas les saucissons !… Allons ne te fâche pas et montre-moi plutôt ton message secret. N’aie pas peur, tu penses bien que ça restera entre nous !
La main d’Edith hésita un moment, puis plongea dans le sac Lancel. Véronique examina le serpent de papier avec l’air soupçonneux d’un Commissaire de Police devant l’arme du crime.
- Quelle écriture ! C’est vrai que les Arabes n’écrivent pas comme nous. Je dirais Rendez-vous…
- Oui, merci, ça je sais !
- Comme tu y vas, j’ai de bons yeux, mais je ne suis pas Champolion, moi ! Attends un peu. Les sourcils noir de crayon de son amie, se rejoignirent sous l’effort : Rendez-vous jeudi…oui, c’est ça, jeudi… jeudi quatre heures porte réserve. Dis-donc, si c’est pas romantique ça : il t’attend jeudi à la porte de la réserve de ton hypermarché Dino ! C’est ton « Duc de Nevers – Chef de rayon » et tu es sa « Princesse de Clèves – Ménagère de moins de cinquante ans » qui reçoit un « message d’amour – ticket de caisse » !!! J’ai hâte de connaître la suite de ce conte de fées moderne.
Edith, telle une fillette prise en faute, fixait le fond de sa tasse vide. Pour essayer d’atténuer la morsure de cette ironie, elle se versa un peu de thé froid.
- Mon Dieu, jeudi, c’est après-demain. Si ma coiffeuse n’est pas libre, je suis fichue !
- Va femme perdue, va malheureuse, cours prendre rendez-vous, dit Véronique en payant l’addition.
Ses mains moites collaient à la barre du chariot. Son souffle était court bien qu’elle fît de grands efforts pour le contrôler. Elle jetait de furtifs coups d’œil de droite et de gauche pour s’assurer que personne ne la regardait. Tout d’un coup, elle s’aperçut que son chariot était vide. Et si elle se faisait remarquer à cause de ça ? Sans réfléchir, elle se saisit du carton de six bouteilles de Bordeaux en promotion, en tête de gondole. Quelques boîtes de foie gras suivirent. Sa confiance en elle s’en trouva augmentée d’autant. Au rayon lingerie féminine, elle sourit à son reflet. Christelle avait bien travaillé : son brushing tenait impeccablement.
Quelque peu rassurée, passé la poissonnerie et les surgelés du couloir « 5 », elle tourna dans l’allée « L » en évitant soigneusement le rayon charcuterie.
Sa montre Cartier indiquait quatre heures. Précises. Abandonnant tout amour propre et toute réserve, elle se présenta à la porte de celle-ci… Personne !… Une affichette indiquait : « Interdit au Public - Fermeture 15 h 30 ».
Sous le choc, Edith se réfugia au rayon « télévisions ». Le discours du vendeur ne l’effleura même pas. Le tambour de sa poitrine résonnait comme jamais. A chaque coup d’œil vers la porte de la réserve, celle-ci confirmait sa solitude. Devait-elle rester ? Attendre ou ne pas attendre ? Telle était vraiment la question. Que ferait Véronique à sa place ? L’idée lui parut complètement déplacée. Véro ne mettait jamais les pieds dans un hypermarché. 16 h 22 à l’horloge Dino. Comme un produit frais, son amour avait atteint la limite de conservation. Le chariot prit résolument la direction des caisses…
C’est devant les artichauts qu’il la rattrapa.
- Tous ces gens qui se jettent sur le pâté de porc ! Vous comprenez, il est en promotion et je n’ai pas pu quitter mon travail à l’heure. Je vous ai fait attendre. Est-ce que vous me pardonnez ?, dit-il tout en ouvrant discrètement la porte de la réserve.
Ses yeux de velours noirs étaient tellement doux. Edith se sentit fondre comme une motte de beurre bretonne (rayon G3) au pays de l’huile d’olives (rayon H5).
Avant de s’affaisser sur la pile de cartons de lait (longue conservation, demi-écrémé), la ménagère eut juste le temps de noter que l’homme portait un badge sur sa blouse Dino. Elle ne put lire que les initiales en majuscules : HA.
- J’aimerais beaucoup vous faire un cadeau, dit HA en se relevant souplement. Pour vous remercier d’être venue à ce rendez-vous.
Edith se remit sur pieds en tentant d’arranger le désordre de son brushing.
- Vous croyez ? Je… je ne sais pas si je pourrais vous demander… ce serait trop… je n’ose pas… mais… mon… oui, mon mari, aimerait tellement en avoir une… Il est collectionneur. Ça… ça lui ferait un si grand plaisir.
L’écarlate du visage d’Edith Lecœur s’accordait avec le rouge des packs de Coca-Cola light qui leur construisaient une muraille protectrice. La bouche sensuelle de Hamed Ali s’agrandit largement en entendant la demande. Il sortit un morceau de plastique doré d’une de ses poches et, d’une écriture toute personnelle, lui signa sa carte de fidélité.