Je tombe du poirier
Après la mort de mon père, j’ai trouvé, joint à son testament, un texte écrit à la plume d’oie qui se révéla être de son grand-père. Mon père ne m’en avait jamais parlé. Mais ce texte m’a semblé tellement important qu’encore aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi il n’a pas été publié. Mais c’est à toi, lecteur, d’apprécier s’il devait l’être ou non. Le voici :
Je suis né à Embrun, petite ville des Alpes françaises, en 1843. Mon père était le notaire de la ville. J’ai fait de très bonnes études au lycée de Grenoble où j’ai appris la langue de Dante. Je voulais me consacrer à la prêtrise mais, après le baccalauréat, mon père m’a demandé de travailler avec lui. La frontière italienne était proche et de nombreux italiens travaillaient en ville. Mon père avait même quelques clients de ce pays. Un de ceux-ci me parla avec tant de fougue d’un séjour qu’il avait fait à Naples, qu’il me donna l’envie de partir en voyage dans cette région d’Italie. J’avais vingt ans et j’étais très curieux. Mon père ne s’opposa pas à mon projet et c’est avec sa bénédiction que je partis, par une belle journée d’été. Je me rendis à Marseille pour prendre le bateau de Naples. Après les escales de Nice, Gênes et Livourne, le navire arriva sans encombres en vue de la cité de Partenope.
Bien qu’ayant déjà entendu parler de la beauté de cette ville et de son golfe, je fus très surpris de découvrir un univers aussi différent de mes montagnes. Les souvenirs de cette mer bleue, des îles de Capri et Ischia, du Vésuve, Pompéi, Erculanum, de la côte d’Amalfi, resteront pour toujours dans ma mémoire. De plus, les personnes que je rencontrais m’accueillaient toujours avec beaucoup de sympathie. Entre elles, elles parlaient napolitain, mais avec moi, elles s’efforçaient de parler un italien que je pouvais comprendre. Ces longues conversations me donnèrent l’occasion d’améliorer ma connaissance de la langue. J’étais surtout intéressé par les expressions que mes interlocuteurs utilisaient. Pour moi, ces façons de s’exprimer démontrent mieux que tout, le propre génie d’une langue. C’est tellement vrai que, souvent, elles ne peuvent se traduire directement dans une autre langue. J’avais donc l’habitude de les noter dans un carnet que j’avais toujours en poche. J’essayais de comprendre lesquelles étaient italiennes et lesquelles étaient la traduction du napolitain. Un jour, le patron d’une auberge d’Amalfi me demanda si j’avais entendu parler du monastère de Montecastello, village de l’arrière pays. Comme je lui répondais que non, il me dit :
- Comment cela se fait-il ? Ce n’est pas possible ! Chez nous il est tellement connu. Je tombe du poirier ! ! !…
Comme je ne connaissais pas cette expression, je la notai. J’écrivis aussi le nom du père supérieur qui s’appelait Célestin et que le patron connaissait bien.
Grâce à la recommandation de l’aubergiste, les portes du monastère s’ouvrirent toutes grandes pour moi. Je fus présenté au père Célestin qui était très grand et impressionnant. Mais il se révéla être un homme affable, très ouvert et d’une très grande culture. Il m’accompagna pour me faire visiter ce beau monument. Il me fit tout spécialement admirer la bibliothèque qui débordait de livres très anciens. J’allais lui demander pourquoi le monastère de Montecastello était inconnu en France, quand il me fit entrer dans une cellule qui devait être mienne pour la nuit. En entrant dans la petite chambre, j’aperçu à ma grande surprise, une fresque sur le mur en face de la porte : elle représentait Eve à genoux et Adam à côté d’un arbre. En voyant ma stupeur, le père m’expliqua qu’il avait fait décorer toutes les cellules du monastère sur le thème de la Genèse, son sujet favori, sur lequel il faisait des recherches. Je l’écoutai avec grande attention, en me demandant comment il était possible de faire des recherches sur un sujet pareil.
Je pense qu’il me considérait comme un hôte important, car pendant le souper un moine, au lieu de lire l’Evangile lut : « Ensuite Dieu dit : faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance … ». Après le repas et avant de me coucher, j’examinai à la lueur de ma bougie la mystérieuse fresque. De toute ma vie, je n’avais jamais vu l’histoire d’Adam et Eve représentée de la sorte. Je m’endormis rapidement mais un cauchemar me réveilla. J’avais rêvé qu’après avoir mangé la pomme, Adam pris de remords et rendu furieux, essayait de tuer Eve. Il était six heures du matin. Je pensai que je ne pourrai plus m’endormir. Le soleil de juillet éclairait ma cellule. Je me levai pour aller lire un livre à la bibliothèque.
Je n’étais pas le premier dans la salle : il y avait déjà un moine qui lisait avec attention. En m’approchant, je reconnu le père Célestin qui avait entre les mains quelque chose qui ressemblait à un vieux parchemin. Quant il sentit ma présence, j’eus l’impression d’une gêne. Mais ce sentiment ne dura point. Il me regarda bien en face de ses yeux couleur de ciel :
- Que Dieu te bénisse, mon fils ! Tu es très matinal.
- J’ai rêvé à une version personnelle de la Genèse et après je n’ai pu me rendormir.
Le regard du père me fixa comme pour lire dans mon âme. Il écouta avec grande attention mon rêve. Il poussa un grand soupir et resta un moment sans parler.
- Je crois que je peux avoir confiance en toi, mon fils, me dit-il.
- Je serai une tombe, mon père.
- De plus beaucoup de gens doivent connaître la vérité, maintenant.
J’étais curieux de savoir où il voulait en venir.
- Vous pensez à quelque chose en relation avec vos recherches ?
- Ceci est un parchemin byzantin que j’ai découvert, il y a des années au monastère de l’île de X (je n’ai pas bien compris le nom). Il s’agit d’une version de la Genèse dans laquelle est incluse la véritable histoire d’Adam et Eve.
- Mais … Comment … Serait-ce possible ?
En voyant ma surprise, Célestin poursuivit :
- J’ai traduit le texte en italien. Le voici :
Il prit sous le parchemin une feuille de papier et me la tendit.
Je tremblai presque mais je m’efforçai de lire le texte avec calme.
« Adam dit à Eve : le Seigneur Dieu m’a donné l’ordre de donner un nom à toutes les plantes du jardin d'Eden. L’arbre de la Connaissance, je l’appellerai donc «poirier » et le fruit de cet arbre «poire ». Eve s’agenouilla et dit : je t’en prie Adam, nous ne devons pas manger le fruit de cet arbre. Mais le serpent qui était l’esprit du mal cherchait à perdre le couple. Il dit à Adam : le Seigneur Dieu vous a interdit de manger de ce fruit pour que vous ne sachiez pas tout ce qu’il sait. Adam écouta le serpent et non pas Eve. Il grimpa dans l’arbre pour cueillir deux poires. Mais le Seigneur Dieu veillait sur le couple. Quand Adam fut dans l’arbre, Eve lui dit : Adam, j’attends un fils, il s’appellera Caïn. En entendant ces paroles, Adam, de surprise tomba de l’arbre en écrasant le serpent. »
J’étais stupéfait et j’en lâchai presque la feuille. L’expression utilisée par l’aubergiste me revint à l’esprit :
- Je tombe du poirier !
Le père Célestin était tout content de l’effet produit.
- Oui, exactement ! moi non plus je ne pouvais pas y croire quand j’ai lu ce parchemin pour la première fois. Mais je crains bien qu’un moine du monastère ait déjà diffusé cette histoire sans mon autorisation. Peut-être tout le monde au village est-il déjà au courant.
Maintenant que je suis revenu en France, je ne sais plus que penser de tous ces événements. Peut-être devrais-je en parler à l’évêque. mais une chose au moins est sûre : dans les environs de Montecastello, depuis cette époque, on dit «je tombe du poirier ».