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L’alibi

- Et l’alibi serait … ?
- La Libye !
Le commissaire devint rouge – ocre comme le sable des dunes au soleil couchant.
- Je ne plaisante pas. Je vous demande quelle raison vous pouvez invoquer pour votre défense.
- Mais…, mais, je…
L’homme ne trouvait plus ses mots : il paraissait sincèrement très embarrassé. Rassemblant ses esprits, il se risqua à regarder en face le policier.
- Monsieur le commissaire, ça ne peut pas être moi, j’étais en voyage de tourisme en Libye.
Une illumination soudaine éclaira un court instant le visage du fonctionnaire :
- Ah, oui, la Libye…
Mais il se renfrogna aussitôt.
- L’alibi de la Libye ne tient pas !
- Comment ça ? dit l’homme dérouté. Vous pouvez vérifier les tampons d’entrée et sortie sur mon passeport.
- Mais, c’est précisément ça qu’on vous reproche, d’être parti en voyage !
Le ton si coupant de cette accusation avait déclenché en riposte un grognement derrière le bureau.
- Tais-toi, Hulk ! dis l’homme.
Une seconde désemparé devant cet assaut imprévu, il se mit à s’énerver, comme le font les timides quand ils sont sûrs d’avoir raison. Les mots sortirent de sa bouche comme portés par le grand vent du désert.
- Justement, j’aimerais bien savoir ce que vous me reprochez, à moi. J’ai trouvé votre convocation en arrivant d’Orly. Je ne me suis pas douché, ni rasé. Non, même pas ! J’ai pris à peine le temps de nourrir mon chien et me voilà. Maintenant, vous voulez bien me dire pourquoi vous m’avez convoqué ?
Le commissaire leva les yeux vers la fissure qui zigzaguait au plafond du poste de police. On l’aurait bien vu dans un film policier des années quarante. C’était un Janus : il était aussi convaincant en Von Stroheim qu’en Cocteau. Après cette entrée en matière à la Von Stroheim, c’est son aspect Cocteau qui reprit le dessus. Les yeux toujours fixés vers le ciel fissuré, il laissa échapper :
- Ah, la Libye !
L’homme se tortillait sur sa chaise ; il ne savait plus où, qui regarder. Le commissaire parlait en rêve :
- Oui, l’immensité, les dunes. Quand j’étais petit, mes parents m’avaient emmené à la Mer de Sable, à Ermenonville. Ah, le sable… toute notre vie, on veut jouer avec.
- Oui, sauf qu’avec le vent, il pénètre partout, dans les yeux, les bagages, les aliments, rien ne l’arrête.
Le commissaire avait abaissé son regard, qui se perdait au-delà de l’homme devenu simple mirage à peine ébauché.
- Cette couleur ocre, dans le soir couchant.
- Justement le soir, la température tombe brutalement. Si on ne se couvre pas tout de suite…
Tout extase, le sosie de Cocteau lui coupa la parole.
- … Marcher, oui marcher dans ce monde sans limites...
- Sauf que nous, nous étions enfermés dans nos 4x4 surchauffés par un soleil de plomb.
- Marcher longtemps sous le soleil et se désaltérer d’une eau rare et combien précieuse.
- Oui, mais on était obligé d’y mettre des pastilles de chlore qui lui donnaient un sale goût.
- Et le soir, épuisés, arriver à l’oasis…
- Ah, ça oui, on était crevé par le trajet en 4x4, avec ces chauffeurs touaregs qui s’amusaient à grimper et à descendre les dunes à toute vitesse. Ils faisaient la course entre eux et se frôlaient à quelques centimètres. J’avais une de ces peurs ! Vous voyez, c’était comme dans le film « Ben Hur » avec les Jeeps qui remplaçaient les chars. D’ailleurs un des chauffeurs a mal négocié une descente de dune et son passager (le cuisinier) s’est retrouvé dans le pare brise. Sans parler du « fech fech », cette espèce de tôle ondulée sur les pistes. Nous avions tous mal au cœur. J’ai été tellement secoué pendant une semaine que j’ai dû perdre cinq bons centimètres.
- … arriver à une oasis de rêve, pour y passer une nuit réparatrice.
- C’est vrai, le Guide vert ne mentait pas. Il y en a beaucoup des oasis. Avec des tas de détritus un peu partout.
Au mot « détritus », le commissaire Von Stroheim revint brusquement à lui et fixa sévèrement l’accusé.
- Si vous ne l’aimez pas plus que ça, le désert, qu’êtes-vous aller faire, là-bas, en Libye ? Vous auriez mieux fait de rester chez vous à Aubervilliers !
Un autre grognement monta de derrière le bureau.
- Couché, Hulk !
L’attaque était inattendue et l’homme-au-chien sembla tout décontenancé.
- Mais, un ami m’avait dit qu’il y avait une promotion sur Internet et qu’il fallait en profiter. Nous nous sommes inscrits, mais je ne savais pas où c’était. Je croyais que la Libye faisait partie du Moyen Orient. J’ai dû confondre avec le Liban.
Le mépris qui émanait de l’expression du commissaire aurait pu tuer tellement il était fort. Mais au bout d’un moment, c’est une sorte d’accablement qui sembla prendre le dessus. Il repoussa son fauteuil et le bascula légèrement en arrière.
- Oui, passer une bonne nuit réparatrice, là, sous les palmiers dattiers. S’endormir à l’abri du ciel qui scintille.
L’accusé avait repris un peu d’assurance.
- J’aurais bien voulu, mais il faisait tellement froid que je ne pouvais pas dormir. J’avais bien un sac de couchage, mais il était tout juste bon pour Saint Tropez, et encore, au mois d’août. Je regardais en grelottant ces étoiles briller implacablement, en pensant à mon pavillon si bien chauffé.
- Ah, quitter cette civilisation de la consommation forcenée et se nourrir avec frugalité !
- On peut dire ça, mais du chameau tous les jours, c’est vite monotone. Moi, au bout d’une semaine, quand j’arrivais à dormir, je rêvais de camembert et de vin rouge. J’aurais bu même du vinaigre.
Le commissaire était toujours dans une espèce de Nirvana dont il n’arrivait pas à se sortir.
- Mais surtout, sous un soleil absolu…
L’homme-au-chien regarda sa montre. Il se pencha pour caresser son compagnon qui commençait à trouver le temps long. Sa timidité cédait devant son impatience. Son ton devint irritant comme le sable dans vos yeux.
- Ah oui, ça, c’est le soleil absolu. Transpercés, ensoleillés jusqu’aux os que nous étions !
- … Sous un soleil absolu, écouter en soi un silence absolu.
- Ouais, là aussi c’était presque insupportable. Il n’y avait tellement rien à écouter que les battements du cœur ressemblaient à de la musique techno, à fond les baffles. Heureusement, dans notre 4x4 notre chauffeur Mustapha nous mettait des cassettes de Céline Dion.
Aux mots de « Céline Dion », le commissaire Von Stroheim se pencha brusquement vers l’accusé, comme pour le saisir par les revers de sa veste. Mais était-ce le grognement menaçant du chien ou la pensée du ridicule de sa réaction, il se rassit comme à regret.
Rassuré, l’homme-au-chien en profita pour contre attaquer.
- Mais enfin, commissaire, vous allez me dire pourquoi je suis là depuis une heure ? Je ne sais toujours pas de quoi je suis accusé.
Les yeux du policier se mirent à fixer l’homme avec une commisération tellement visible que celui-ci en fut gêné.
- Nous avons été obligés de vous convoquer car vos voisins se sont plaints des aboiements incessants de votre chien. Apparemment, il n’avait rien à manger.
- Mais, je ne comprends pas : j’avais demandé à monsieur Da Silva de le promener et de le nourrir pendant la semaine.
- Votre avion n’a pas été retardé par les grèves ?
- C’est vrai, je suis revenu avec une journée de retard. Mais je croyais que…
Le téléphone du commissaire sonna… En reposant le combiné, c’est le fonctionnaire Cocteau qui considéra l’accusé avec son visage bonhomme.
- Ce sont vos voisins. Ils avaient porté plainte contre vous, car hier personne n’est venu nourrir votre chien et il a hurlé à la mort toute la journée et toute la nuit. Mais, sur ma demande ils viennent de me confirmer qu’ils retiraient leur plainte, à la seule condition que la prochaine fois, vous l’emmeniez en voyage avec vous.
- Justement, dit l’homme en se levant, avant de partir en Libye, je lui avais déjà promis un séjour à la Mer de Glace.
Le grand chien sortit d’un bond de derrière le bureau. En regardant son maître, les yeux bleus du Husky lancèrent des éclairs de contentement.

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