NeT plus ultra
La carte ! Enfin. Après toutes ces manipulations infructueuses. Daniel se pencha un peu plus vers l'écran car la Normandie était floue. II peinait à trouver la bonne distance. S'il habillait ses yeux de ses lunettes à verres progressifs, il devait reculer sa chaise. Mais avec ses lunettes de lecture, il avait du mal à se rapprocher suffisamment. La bonne distance... Oui, il avait toujours du mal à la trouver, que ce soit avec les choses ou avec les gens. D'ailleurs Françoise avait été la première à le lui dire. Elle ne se privait pas non plus, de le répéter à ses amies : « Daniel, soit il reste spectateur passif, ou alors, s'il s'engage, il le fait à contretemps et mal à propos. » Elle ajoutait avec un sourire : « C'est normal, en tant qu'historien, il est toujours dans ses livres, il n'a pas du tout l'esprit pratique. Il ne sait même pas lire une carte routière. »
Ah oui ? Elle allait bien voir s'il n'était pas capable de réaliser des projets concrets. Il allait lui faire une surprise. Pour son cinquantième anniversaire. Dans quelques jours. Il enleva ses lunettes pour se frotter les yeux. Il avait six mois de plus que Françoise. Cinquante ans passés ! Comme le temps avait coulé rapidement. C'était déjà de l'histoire. Mais la notion du temps qui s'enfuyait le fit se focaliser de nouveau sur son écran. Jusqu'ici, il avait constamment refusé d'utiliser Internet. Devant son obstination, Françoise lui avait même dit que son attitude était la même que celle des moines copistes qui avaient saccagé les premières imprimeries, à la fin du moyen-âge. Elle le traitait de « rat de bibliothèque ». Et c'est vrai que pour Daniel, rien ne valait l'ambiance calme, studieuse et inspirée de ces cathédrales du savoir où il puisait la matière de toutes ses publications de chercheur au CNRS.
Miracle de l'informatique ! Un clic de souris et le plan de Caen lui apparaissait maintenant aussi net que ses idées sur la Provence au treizième siècle. Un autre clic et tout l'itinéraire lui sautait aux yeux. Françoise aussi lui avait sauté aux yeux. Avant de lui sauter au cou. Ils étaient alors tous deux étudiants à Paris. Lui s'était passionné pour l'histoire médiévale. Françoise était beaucoup plus attirée par la période contemporaine. Mais surtout par les sorties en bande : cinéma, danse etc. A la vue de ses notes peu reluisantes, son père s'était arrangé pour la faire entrer au service commercial d'une grande marque de cosmétiques. Poussée par son ambition, jouant de son physique avantageux et grâce à son sens des affaires, elle y faisait une très belle carrière.
Tout y était ! Le site de cartographie de ce célèbre fabricant de pneumatiques était superbement réalisé. A son grand étonnement, Daniel découvrait non seulement l'affichage du kilométrage, mais aussi des durées de conduite (hors pause, conditions normales de météo et trafic, disait l'ordinateur), le coût de l'essence (sur la base d'un Euro le litre), l'itinéraire normand avec chaque village traversé, les radars (pour le cas où Françoise conduirait), toutes les bifurcations (avec les distances à l'hectomètre près), et même (ô raffinement suprême) les panneaux indicateurs (reproduits à l'identique et en couleurs).
L'itinéraire ? Il y a belle lurette qu'il l'avait imaginé. D'ailleurs, l'idée n'était pas vraiment de lui. Elle faisait partie de ces plaisanteries d'étudiants en mal de grivoiserie : Caen, Lison, Ecouché, pour la partie normande. Le reste du circuit était composé de villes éparpillées un peu partout en France. En repensant à ces blagues de potaches, un sourire éclaira les yeux de Daniel. Effectivement, c'était facile mais il était sûr que le fait d'effectuer ce voyage raviverait chez Françoise de joyeux souvenirs de jeunesse et son penchant pour les ébats amoureux, penchant qui semblait s'émousser, ces derniers temps.
Fronçant les sourcils, pour mieux accommoder, Daniel s'aperçut qu'il existait une option circuit pédestre. Une randonnée à pieds, quelle bonne idée ! Une belle occasion de perdre un peu de ses « poignées d'amour », comme disait Françoise. Tout fier de sa trouvaille il sentait que la souris devenait dans sa main un prolongement de sa personne. Décidément, tout était prévu ! Là aussi, s'il manquait les panneaux d'autoroute et la consommation d'essence, toutes les informations utiles à une marche sans problèmes y figuraient : nombre de kilomètres, temps estimés et pour le repos des marcheurs, hôtels, gîtes, chambres d'hôte et restaurants. Il calcula que le 20 mai étant un samedi, en partant de Caen le vendredi, ils pourraient être à Lison le samedi soir, juste à temps pour fêter l'anniversaire. Il manquait seulement un très bon hôtel restaurant. C'est là qu'il voudrait lui offrir le bracelet. Ce bijou qui lui avait coûté trois mois de son salaire. Un autre clic et les hébergements apparurent. Avec en tête de liste « Au lapin agile ». Un deux étoiles au Michelin. Clic sur le prix des chambres. Très chères, mais n'était-ce pas l'occasion unique ? Le clic suivant provoqua l'affichage des opinions des différents guides, y compris celui du fabricant de pneumatiques. Desquelles opinions il ressortait que cet établissement méritait largement et son classement et sa réputation. Sous la rubrique : avec qui y aller était même conseillé : idéal pour un rendez-vous, galant. Avec une décision inhabituelle chez lui, Daniel actionna immédiatement la souris.
La page réservation s’afficha. Consciencieusement, il remplit le premier cadre avec son nom. Puis le deuxième avec le nom de Françoise. Clic. C'est à ce moment précis que l'ordinateur se mit à sonner. Surpris Daniel mit ce bruit intempestif sur le compte d'une erreur du programme. Il vida la case du nom de son épouse. La sonnerie cessa. Peut-être était-ce un problème de frappe ? Les doigts prudents de Daniel visèrent donc chaque touche avec de grandes précautions. Clic pour envoyer. De nouveau ce son strident. Un abîme de perplexité s'ouvrit dans son esprit. A la troisième tentative, un témoin clignotant attira son attention. A côté du témoin, figurait le message :
Cliquez ici pour contacter MICHELINe.
Un peu impressionné, mais ne voyant pas ce qu'il pouvait faire d'autre, il obtempéra.
Bonjour, je suis MICHELINe, à votre disposition pour vous aider. Veuillez taper votre demande.
Enhardi par le ton aimable de cette proposition, il engagea le dialogue par clavier et écran interposés.
Pourquoi ma réservation n'est-elle pas prise en compte ?
C'est bien vous qui voulez réserver la nuit du 20 mai « Au lapin agile » ?
Oui, c'est moi.
Vous êtes bien Daniel Lebige ?
Oui, je réserve aussi pour mon épouse Françoise.
Françoise Lebige ?
Oui, c'est elle.
Ce n'est pas possible.
Pourquoi donc ?
Elle est déjà enregistrée dans notre système.
Enregistrée dans votre système ! Comment ça ?
Je veux dire qu'elle a déjà réservé.
Dans cet hôtel ?
Dans cet hôtel.
Pour la nuit du 20 mai ?
Oui, pour cette nuit là.
Daniel se laissa retomber sur sa chaise. Quel choc !!!! Sa vue se brouilla et l'écran disparut dans le flou. Au bout d'un grand moment, un coup de klaxon dans la rue, le tira de sa torpeur. Il se pencha de nouveau vers l'ordinateur et s'empara du clavier avec brutalité.
Je ne vous crois pas.
C'est pourtant la vérité vraie.
Prouvez-le-moi.
Regardez dans son vestiaire.
Pourquoi son vestiaire ?
Pour voir s'il y a encore toutes ses affaires.
MICHELINe, vous croyez qu'elle serait déjà ... ?
Ce n 'est pas du tout impossible, Daniel.
Pour ses cinquante ans ?
Oui, pour son anniversaire.
Comment le savez-vous ?
Elle a demandé une bouteille de champagne « pour fêter son entrée dans la cinquantaine rugissante »…
Et ... elle ... elle a réservé avec quelqu'un ? Un homme ... ?
Oui.
Qui est-ce, MICHELINe ?
Là, vous me demandez beaucoup Daniel.
MICHELINe, s'il te plaît...
Le règlement me l'interdit.
C'est très important pour moi.
Je sais ... mais ...
Vous ... Tu es là pour aider les gens oui ou non ?
Oui ... Mais il y a des limites.
Et elle, elle ne les a pas franchies les limites ?
C'est vrai ... Cependant ...
Elle ne s'est pas montrée la plus sournoise de toutes les femmes ?
…
Alors que je lui préparais son plus beau cadeau d'anniversaire.
Va voir sa penderie, Daniel.
Soudain dégrisé, le malheureux mari se leva et alla inspecter la garde-robes de son épouse. A pas lents, il revint s'effondrer sur son siège.
C'est vrai !
Oui ?
Elle est partie ...
Je le pensais.
En emmenant ses plus beaux vêtements et tous ses bijoux.
Elle ne t'a pas laissé de message, Daniel ?
Je ... Je n'ai rien vu ... Je suis anéanti, MICHELINe.
Tu veux toujours savoir avec qui ?
Oui, MICHELINe.
C'est avec Eric du Montel.
Son directeur commercial !
Je te comprends, Daniel.
Me faire ça à moi...
…
Et avec lui ! . . .
De toutes façons Daniel ...
Oui, MICHELINe ?
Tu n'aurais pas pu réserver la chambre, pour une autre raison.
Ah, bon ! Et laquelle ?
Ta carte de crédit ...
Oui, je t’ai donné mon numéro. Je veux dire à l'ordinateur.
Je viens de vérifier : ton compte joint est à zéro.
Non ? Tu plaisantes MICHELINe !
Pas du tout. J'ai un message de ta banque.
Qui dit quoi ?
Elle a viré tous tes Euros sur le compte d'Eric du Montel.
Pendant cinq longues minutes, le dialogue fut interrompu. La sonnerie tira Daniel de son état d’hébétude. Le message disait :
Et maintenant, Daniel ?
Maintenant, quoi, maintenant ?
Que vas-tu faire ?
Je ne sais pas.
Vraiment pas ?
Non, je n'ai plus envie de rien. Je suis anéanti !
Allons, un bel homme comme toi devrait retrouver rapidement de la compagnie.
Un bel homme comme moi ? Comment ça ?
Oui, j'ai vu ta photo sur la carte d'identité que tu nous as transmise, pour la réservation.
Ah, oui ?
Tu es très séduisant, avec tes tempes grisonnantes.
Tu trouves ?
Tu peux me croire, j'en vois passer des clients.
Il paraît, que ... que sur Internet, on peut trouver ... des ... des sites de ... rencontre.
Oui, il y en a beaucoup. Mais ...
Mais ?
Mais j 'ai mieux pour toi, mon Daniel.
Ah, bon ?
Je sais où tu peux faire une bonne rencontre.
Je n'y crois pas beaucoup,
Tu connais le « Cerf qui brame » à Ecouché ?
Non, c'est quoi ?
Un des meilleurs hôtels de Normandie.
Mais, je n'ai plus d'argent.
Ne t'en fais pas mon coeur. Rendez-vous le 20, à Ecouché. C’est réservé !
Daniel eut à peine le temps de lire les derniers mots que l'écran s'éteignit, dans un éclair vert accompagné d'une vibration très sensuelle. Juste avant, l'imprimante, en un spasme orgasmique, avait éjecté une feuille A4 : la carte de la région.